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La jeune fille bleue

La jeune fille bleue de Douar Tech
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La jeune fille bleue

Les noms des personnages sont purement fictifs, leur histoire est en revanche tout à fait réelle.

Rania s’est présentée à nous lors de notre deuxième terrain dans son douar. Rania avait les lèvres bleues et le teint très pâle. Sa mère lui soutenait le bras pour la faire avancer vers nous dans la cohue générale. Tous les jeunes du douar étaient attroupés autour de ma petite équipe, curieux de l’initiative, pudiquement heureux d’exister à nos yeux, que quelque chose se passe enfin chez eux…

Sa mère insistait : Rania était en âge, elle était alphabétisée et inoccupée. Elle correspondait au profil que l’on souhaitait accompagner.

Oui, mais sa santé lui permettrait-t-elle d’assister à nos workshops ? Quelle était sa maladie ? Sa mère ne savait pas nous le dire. Ils n’avaient obtenu aucun certificat de l’hôpital. C’était une maladie du coeur. Il ne pompait sans doute pas assez de sang pour le faire circuler correctement. On nous demandait de l’aide.

Ok – dans la to-do : faire intervenir d’autres associations “amies”. On ne peut pas mobiliser les jeunes des douars sur de l’apprentissage sans les aider à répondre à leurs problèmes de base immédiatement. On ne serait plus crédibles, et en perdant leur confiance, on aurait tout perdu… J’en ai parlé à mon amie startupeuse Khadija, qui monte une boîte dans la med-tech, et dont les contacts seraient mobilisables pour la cause. On organiserait quelque chose d’ici peu.

Des semaines sont passées. Où la “bataille administrative” a continué. Pour obtenir le tout premier papier, le récépissé de dépôt de nos statuts. Dans les règles. Et sans passe droit. C’était le proof-of-concept recherché. Quatre mois de “revenez dans deux jours, il sera prêt inshallah”. La bataille contre l’usure… j’étais prête à résister, évidemment. Je suis passée par bonne école après tout… 10 ans de France ! Le pays dont on dit qu’il a inventé la bureaucratie. Mais on ne dit sans doute pas assez à quel point ses anciennes colonies s’évertuent à perpétuer l’excellence en la matière. Avec brio et créativité. Avec acharnement même. Le culte de la légalisation. Le mépris du temps, de l’énergie et donc de l’argent de l’entrepreneur, qui n’en a pas. Et de l’entrepreneuse, alors là … !

On est repartis timidement dans les douars durant toute cette période. Pour garder le lien. Donner des cours dans des baraques, en se débrouillant. On a même eu une proposition avortée d’utiliser la mosquée… puis le fkih éclairé s’est fait rabrouer par le cheikh mécontent et jaloux de son autorité. Il fallait attendre des soutiens officiels. Même pour un tout petit projet pareil qu’on souhaitait mener à son terme, discrètement, sans com’ qui dissiperait notre action, sans montage partenarial qui le phagocyterait et tuerait la démarche d’empowerment, sans rien d’autre comme envie que tester si nos hypothèses marchent sur ce terrain nouveau, le rural marocain.

Et Rania, la jeune fille bleue, était restée dans ma tête. Il y a quelques années, une discussion avec mon père, deux trois coups de fils de sa part, et la campagne médicale aurait été bouclée. Oui, mais voilà. Papa n’est plus là. Et j’essaie de faire bouger des choses sans lui dans un périmètre que je dessine sans sa protection dans mon pays. Ça aussi, c’est un proof-of-concept. Pour tout dire, j’ai même récupéré ses vieux carnets d’adresse, il y a même des numéros qui datent des années 70. En me disant, allez, il l’aurait fait pour toi, j’ai fait une série de textos, des appels sans personne au bout du fil. Bon, bien tenté… mais rien. C’est fou, pourtant, quand je pense à ses funérailles et toutes ces déclarations d’amitié. Ça s’évanouit peut-être avec le temps, qui sait… et le temps, c’est ce qui viendrait à nous manquer.

Je suis passée un jeudi fin décembre dans les douars avec du matériel scolaire, la promesse qu’on démarrerait de nouveau le programme très vite. Et puis la mère de Rania m’a fait rentrer dans leur baraque. Rania était allongée sur des couches de couverture. Je n’ose pas dire alitée, ce n’était pas un lit. Elle regardait la télévision. Elle m’a sourit, avec ses dents légèrement jaunies par le thé à l’absinthe entre ses lèves bleutées, c’était le plus beau sourire du monde. J’ai tenté quelques commentaires légers sur le foot, quelques blagues du meilleur goût. Histoire de se sortir de l’atmosphère morose. Après tout, j’avais bien appris à m’échapper dans d’autres univers, j’ai en fait passé beaucoup temps dans les hôpitaux avec ma soeur. Il faut savoir rire dans ces circonstances. D’ailleurs, dans toutes circonstances.

Puis je suis partie. Sur mon chemin, il y avait des PJDistes qui tractaient. Un d’eux est même venu me voir : “Faisons alliance, nous vous aiderons, vous nous aiderez.” / “Navrée, on n’est pas là pour se faire élire. On travaille à partager nos compétences.” / ” L’éducation, c’est éminemment politique !”. Précisément … j’ai laissé mon contact local s’offusquer. Je me suis tue.

Je suis revenue le lundi suivant. Mon amie startupeuse Khadija avait pu en discuter avec une équipe d’internes. On pouvait organiser le mercredi suivant une consultation par Skype. Avec mon téléphone et ma connexion. Car sans récépissé, nous ne pouvions toujours rien signer avec des partenaires pour équiper nos bénéficiaires en tablettes et en clés 4G…

Rania était morte samedi. Je suis remontée dans ma voiture de location, triste et en colère. Peut-être par projection : car moi, j’aurais eu besoin au moins de mettre un diagnostic dessus. Peut-être que c’était trop tard de toute façon…mais pas sans rien, pas dans l’indifférence du monde et l’incompréhension de sa famille.

Je n’ai pas eu l’énergie d’aller présenter mes condoléances ce jour là. Je sortais d’une série noire de funérailles de proches. J’avais un peu besoin de me remettre aussi avant de dire les mots justes.

Aujourd’hui, le ballet absurde d’administrativeries dans un contexte de suspicion et de quasi-prédation est presque terminé. Je dis presque, parce que dans le pays de l’aléa, on ne sait vraiment jamais …. On reprend en tout cas bientôt le vrai travail. Avec les bonnes énergies de personnes engagées dans le bon état d’esprit. Avec les moyens du bord en attendant beaucoup mieux. En attendant de repérer et s’insérer dans les interstices qui permettent l’action. Voilà, Douar Tech c’est un peu ça, c’est un colibri qui veut un tant soit peu changer le monde et le rendre un brin meilleur, qui n’a pas plus de prétention que ça, qui ne pourra pas le faire tout seul, mais qui sait que ça commence par battre des ailes et essayer.

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